Débat avec : Bertrand et Raf d’Undersounds
G.B. - 1980 - 2h10
Scénario : Ray Gange, Jack Hazan, David Mingay
Musique : The Clash The Slickers The Soul Sisters
Interprètes : Ray Gange Joe Strummer Mick Jones Paul Simonon Nicky Headon Johnny Green.
Synopsis : Nous sommes en pleine période punk, et la Dame de Fer vient d’accéder à son poste de Première Dame d’Angleterre. On suit les traces de Ray, jeune adulte désabusé, fan de Clash, qui réussit à se faire engager comme roadie pour son groupe fétiche.
Critiques à la sortie du film :
« Rude boy » est un film qui mettra mal à l’aise bien des spectateurs car il tend sans cesse à dépasser l’anecdote sociologique et le constat documentaire, tout comme il dépasse, faut-il le dire, le simple "film de rock". Répétition des concerts, monotonie, routine de la répression policière, morne standardisation des lieux (chambres d’hôte, couloirs, routes, etc.), des personnes, des discours (certains dialogues sont quasi aphasiques) : un climat de désespoir et d’ennui. « Rude boy » , c’est l’image contemporaine de la "course folle vers le néant, qui ne signifie rien..."
En deux longs métrages, Jack Hazan et David Mingay nous en disent plus long sur la société britannique des années soixante-dix que la plupart des discours sociologiques ou politiques.
Des images crépusculaires ouvrent, ponctuent et ferment le film : des tours de béton sur un ciel noir, la tristesse d’une rue froide dans la nuit londonienne, l’attente morne d’un auto-stoppeur perdu sur la rive d’une route à grande circulation, Ie visage angoissé de Joe Strummer, sa respiration oppressante dans le silence d’un studio, la fausse placidité de Ray Gange, les discours de Mme Thatcher, les graffitis racistes du "National Front" sur les murs, les défilés néofascistes, I ’omniprésence policière, la solitude-foule des concerts de rock : voici le tissu dans lequel taillent Jack Hazan et David Mingay. Car « Rude boy » comme « A bigger splash » est un documentaire. Mais un documentaire d’une forme tout à fait original par rapport à ce qui se produit dans ce domaine, toutes ces dernières années. Jack Hazan dès la prise de vue, puis David Mingay au montage, imposent à leur film une forme esthétique qui relève de la fiction.
Dans « Rude boy », chaque cadrage est soigneusement composé, chaque mouvement d’appareil maîtrisé et le montage reconstruit une narration fluide, quasi-musicale (sans jeu de mot) et qui prend totalement ses distances avec les données matérielles (d’espace et de temps principalement) du tournage… Il en résulte une poésie étrange et forte, un peu comme dans ces tableaux surréalistes (chez un Delvaux par exemple), où l’extrême réalisme de chaque élément "re-présenté" renforce l’étrangeté globale et onirique de l’ensemble.
Philippe Pilard Revue du cinéma n°359
– « Rude Boy », c’est un film tranchant comme la voix de Joe Strummer, le chanteur des Clash à qui le film a été conçu à la mesure de leur talent et de leur hargne. Groupe anglais de rock issu de la vague punk de 1977, les Clash balayent tout par leur musique et leurs textes dont la violence, épongée par une poésie chaleureuse et contestataire, est une réponse à la violence répressive de la police britannique contre les exclus, contre ceux qui ne courbent pas la tête devant la Loi…
Le rude boy, dans le film, c’est Ray Gange – sidérant, émouvant de vérité – un jeune type errant entre le sex-shop où il gagne sa vie et les concerts des Clash pour lesquels il se fera engager comme roadie avant de se retrouver libre, entièrement libre, seul, quand les deux cinéastes annoncent le mot fin…
En imposant que chacun des personnages de ce drame social joue le rôle qu’il interprète chaque jour dans la réalité de la vie, les deux cinéastes atteignent un degré de vérité existentielle inouïe qui donne au cinéma pas seulement le rôle de témoin d’une époque ou d’un mouvement mais le pouvoir d’une parole écoutée par des milliers de fans. Cette parole crachant des cris arrachés de leurs entrailles en ébullition sont autant de perforations dans le tympan de ceux dont la surdité est une vocation.
Cinéma 81, n° 268, avril 1981.
Critiques récentes :
Objet étrange et hybride, « Rude boy » est à la fois un documentaire sur le groupe, une fiction sociale ayant pour personnage principal un jeune travailleur en déshérence et un document d’actualité sur l’Angleterre des années 1970 finissantes marquées par le long règne de Margaret Thatcher et une crise économique et sociale particulièrement âpre.
Le film s’attache aux pas de Ray, jeune londonien d’une vingtaine d’années qui travaille dans un sex-shop miteux. Le soir, Ray trouve un exutoire dans le mouvement punk naissant et assiste aux concerts de son groupe favori, The Clash. Il se débrouille pour joindre l’utile à l’agréable en se faisant engager comme roadie par le groupe et s’embarque avec eux dans leur tournée anglaise…L’invention de ce personnage semble surtout le prétexte à nous faire ressentir l’atmosphère violente et sulfureuse de l’Angleterre des années Thatcher, une atmosphère parfaitement résumée et incarnée par les Clash.
Car si « Rude boy » a plusieurs facettes, c’est avant tout un très grand film rock, qui capte l’un des meilleurs groupes de l’Histoire à son plus haut. Les performances de concerts saisies ici sont toutes mémorables…Chaque extrait de concert traduit bien l’infernale puissance scénique du groupe, sa faculté à incarner à lui seul l’idée de révolte, d’insurrection.
Il faut louer la capacité des réalisateurs à avoir su s’immiscer au cœur de l’action et leur intelligence dans le montage puisqu’ils ont respecté le souffle du groupe et des chansons en privilégiant les plans longs…
Rarement la puissance du rock n’a été aussi bien captée et transmise au cinéma que dans « Rude boy ».
Serge kaganski Hors-série Les InRocks The Clash 40 ans de punk
Entretien avec Jack Hazan
. Comment mettez- vous ces projets en œuvre, comment collaborez-vous ?
Il faut rappeler d’abord que David Mingay est monteur et que moi, je suis opérateur. Nous gagnons notre vie comme techniciens et nous faisons un film de temps en temps... C’est David Mingay qui est à l’origine de "Rude boy" comme de "A bigger splash". Nous avons de longues discussions sur le cinéma en général, puis une idée apparaît. Mais il ne suffit pas d’avoir une idée... En 1976, I’année du Jubilé de la reine, nous avons pensé qu’il fallait faire quelque chose : ce Jubilé a été très fortement ressenti chez nous, surtout dans la petite bourgeoisie et le prolétariat. Et le contraste entre cette image de l’Empire, venue du XIXe siècle, et la réalité de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, avec la crise, le racisme, le chômage - tout cela s’est aggravé depuis - nous a paru un sujet important. Et puis il y avait ce "mouvement punk", très virulent à l’époque : une sorte de nihilisme anarchiste qui s’exprimait par une musique assez simpliste, une base "rock and roll", des hurlements et l’accent populaire anglais... C’est dans un club "punk" que David a rencontré Ray Gange. Notre collaboration a commencé avec lui et le groupe Clash. Les premières séquences tournées ont été l’arrivée de la reine à Belfast, puis le concert antifasciste des Clash...
– Qui est Ray Gange ?
Ray Gange, c’est Ray Gange !... A l’époque où nous avons filmé, il vivait comme on le voit vivre dans le film : son attitude, sa pensée, ses opinions, tout cela lui appartient. C’est pourquoi il est coscénariste du film : il lui a apporté une expérience qui ne s’invente pas. Il est né à Brixton, qui est une banlieue pauvre de Londres, à forte majorité noire. Le chômage y atteint des taux record, la police intervient constamment. Ray est quelqu’un qui a vécu son enfance et son adolescence dans cette atmosphère de misère et de violence : il sait de quoi il parle. Et quand il dit : "Sale nègre", il y a plus d’admiration affectueuse que de racisme, car il sait qu’il est lui-même, socialement, un "nègre". C’est pourquoi son cri de révolte, c’est : "White power !"... Un jour, Ray nous a annoncé : "Dans dix jours, je pars en Amérique !" Nous étions un peu interloqués mais nous n’avons pas pu le faire changer d’avis. Dix jours après, il s’envolait pour New York ; un peu plus tard, il gagnait la Californie, où il s’est marié. En quelques mois, sa vie a changé complètement...
– Et votre collaboration avec les Clash ?
Là encore, nous avons eu de nombreuses discussions, et tous les points de vue exprimés se retrouvent dans le film. Il est d’ailleurs remarquable de constater que Ray Gange a eu raison : le groupe Clash s’est séparé du manager "politique" qui était le leur au moment du tournage ; aujourd’hui, ils sont un groupe comme un autre... Suivre les tournées est quelque chose de très difficile : ces tournées sont épuisantes. Tout l’argent gagné passe dans le gouffre qu’est l’organisation du "tour" : la location des salles, la sono, la machinerie, tout ce bazar. De plus, chaque concert donnait lieu à des violences et l’on pouvait craindre un attentat... C’était très éprouvant... Il faut bien comprendre que ces "tours" sont conçus pour faire vendre du disque et que les musiciens n’y gagnent rien ou presque : les gens du Clash touchaient 20 à 30 livres par semaine !... Cela dit, Joe Strummer, le chanteur des Clash est un vrai poète...
– Comment procédez-vous techniquement ?
Nous tournons presque toujours en équipe réduite. Parfois même, je suis seul avec ma caméra : il est évident que pour des sujets comme les nôtres, une équipe traditionnelle est impensable... Il nous a fallu trois ans de travail pour tourner « A bigger splash » et deux pour « Rude boy »
J’attache une grande importance à la composition plastique des plans, j’essaie d’éliminer tous les mouvements inutiles, tous les "trucs" habituellement utilisés dans ce genre de film... Ce qui nous a coûté le plus d’argent et d’efforts, c’est la sonorisation et le mixage : lorsqu’on arrivait au studio, avec notre "petit film", I’ingénieur du son qui venait de travailler avec Kubrick nous regardait de haut...
– Après avoir vu « Rude Boy », bien des spectateurs diront qu’il s’agit d’un film "politique". Comment réagissez-vous ?
Je n’aime pas qu’on dise cela. Nous avons d’abord voulu faire un film : c’est- à-dire quelque chose qui soit une œuvre d’art. Bien sûr, ce film ne dit pas n’importe quoi, et n’est pas indifférent à la réalité sociale et politique, mais cela vient en plus... Je n’aime pas ces gens de cinéma qui rabâchent la politique et font leurs films n’importe comment...
D’une manière générale, je ne fréquente guère les gens de cinéma. Je me méfie des modes : par exemple, je déteste ce que l’on appelle le "jeune cinéma allemand"... Je déteste les films composites, les coproductions…
David Mingay et moi, nous avons une position relativement privilégiée : comme nous gagnons notre vie ailleurs, nous faisons les films que nous voulons... Moi, j’ai fait mes études à UCLA, je travaille dans le cinéma depuis vingt ans et j’ai cosigné deux longs métrages : ce n’est pas beaucoup. Mais ce n’est pas à vous que je vais expliquer la crise interminable du cinéma britannique...
Propos recueillis par Philippe PILARD Revue du cinéma n°359