Avant-Première
Documentaire 2017 France 53 mn
Synopsis du film
Camille Senon échappait à vingt ans au massacre d’Oradour-sur-Glane. Plus tard, elle s’engageait dans le militantisme et devenait une responsable syndicale importante, une porteuse de mémoire et une féministe intransigeante. Camille est une amie de la famille du réalisateur. Ils partagent la même culture contestataire. Alors qu’elle mène ses derniers combats, il la suit pas à pas retraçant son parcours de luttes politiques et intimes, s’interrogeant lui-même sur la notion d’engagement.
Rappel...si besoin est :
Par solidarité avec le mouvement social contre la Loi travail, Camille Senon a opposé une fin de non-recevoir à la proposition du Premier ministre de l’élever au rang de commandeur de l’Ordre national du mérite.
« Dans le contexte actuel il m’est impossible d’accepter de votre part cette distinction (...) alors que je suis totalement solidaire des luttes menées depuis deux mois par les salariés, les jeunes, une majorité de députés et de Français contre la Loi travail que vous venez d’imposer par le 49-3 », avait-elle écrit dans une lettre adressée au Premier ministre. Accepter cette distinction aujourd’hui serait « renier toute ma vie militante pour plus de justice et de solidarité, de liberté, de fraternité et de paix ».
François Perlier
Diplômé du master de Réalisation Documentaire CREADOC, François Perlier poursuit une carrière d’auteur-réalisateur, producteur, intervenant universitaire, spécialisé dans le documentaire pour le cinéma ou la télévision. Il a notamment assuré la coordination du Festival Filmer le travail durant trois années, co-fondé l’association Autour du Doc et le festival Mico Clima, participé activement à la réalisation des projets 100jours en 2007/2012 et a réalisé plusieurs films documentaires indépendants ou pour la télévision dont « Voukoum » (prix SACEM du meilleur documentaire 2012)
En résidence pour le Festival International du Film de La Rochelle de 2013 à 2015, il a réalisé un film de fiction : « Le cri du milan noir »
Interview du réalisateur
Avec « Camille Senon, la dame du pays Rouge », François Perlier réalise un film personnel et engagé. Personnel car sensible et honnête, sans atermoiement ou militantisme obtus. Engagé, parce que revendiqué sans mot dire, avec une habileté douce mais intransigeante, comme un cinéma de combat.
– Quelle est la genèse de ce film ?
L’idée a germé quand j’ai lu le livre que mon père, l’historien Guy Perlier, a consacré à Camille, « Aurai-je assez vécu pour tous ceux qui sont morts ? », publié en 2013. Bien que Camille soit une amie de ma famille, ce livre a été pour moi l’occasion de la rencontrer véritablement, de découvrir son histoire intime au travers de ma lecture, et de la fréquenter plus régulièrement pendant l’écriture.
C’est à cette époque que l’idée est venue assez naturellement de faire un film sur elle. Mais pour être honnête je n’étais pas très séduit, je ne voulais ni faire une illustration vidéo du livre de mon père, ni un énième film biographique qui ne serait que la courroie de transmission d’une histoire, dite et redite, tellement parfois que ses contours en sont devenus flous.
– Pourquoi avoir finalement écrit et réalisé ce film alors ?
En me posant la même question que celle que je me pose à chaque « pourquoi aurais-je envie de faire ce film ? » Et en l’occurrence la réponse était : parce que Camille incarne toute une part de mon imaginaire personnel, familial, politique… Et qu’elle a la carrure suffisante pour l’incarner à d’autres yeux que les miens.
Je la connais depuis peu en vrai, peut-être 5 ans, mes parents sont des amis personnels depuis dix ans, et pourtant je la connais depuis toujours. Elle fait partie de ses figures mythiques, de ces gentils fantômes qui ont peuplé mon enfance. Je ne suis fait que de ça. Elle pourrait être ma grand-mère, c’est ma famille culturelle, mon pays rouge.
A force de l’observer, de discuter avec elle, j’ai compris que son histoire et son parcours symbolisaient quelque chose de plus grand qu’elle, qui résonnait très fort en moi : que reste-t-il de cette culture contestataire et très politisée dont j’ai moi-même hérité ? Que reste-t-il de mon pays rouge ? Ce pays de l’enfance, peuplé de figures tutélaires, mythiques, sinon mythologiques : ces résistants, déportés, syndicalistes, survivants… ne vivaient-ils que dans ma mémoire ?
Le point de départ du film était là : chercher à développer un point de vue personnel. Il s’agissait de parler d’elle bien sûr, de son parcours politique et militant, de « sa vie malgré elle » marquée par ce statut de survivante, de cette vie de femme, indépendante qui a su s’inscrire dans des réseaux très structurés comme le syndicalisme des années 60-70’. Mais aussi d’installer sa trajectoire comme support d’un film politique, un film sur l’engagement.
C’est cette proximité avec mon territoire, celui de mon enfance qui m’a définitivement décidé à faire ce film. Ça fait un moment que cette idée du retour au pays plane dans ma recherche cinématographique, ce Limousin symbolique, parfois chimérique, et qui pourtant perdure ailleurs au travers de nouveaux combats qu’il a su résumer à mes yeux d’enfants. Ce film c’est un pas vers cette recherche.
– Une chose qui frappe dans les images que vous faites de Camille Senon, c’est cet entêtement à résister de manière joyeuse, malgré les désillusions. C’est ce que vous avez voulu montrer ?
C’est ce qu’elle est surtout, et c’est ce que j’ai voulu interroger. On vit une époque où la précarité est omniprésente, y compris, et c’est nouveau, pour les classes moyennes. Notamment parce qu’il n’y a plus la même puissance syndicale que dans la période qu’a connu Camille. Dans une époque où il serait facile, et presque pardonnable, de se laisser aller à porter un regard angoissant sur le monde et ce qui se prépare, il m’a semblé que raconter l’histoire de cette femme non pas angélique, parce que lucide par ailleurs sur ses défaites, mais marquée par un esprit de résistance joyeux, et donc sur lequel le système n’a pas de prise, était important.
– Comment expliquez-vous cet aspect très lumineux de sa personnalité ?
A force de la fréquenter il m’est apparu que ce sentiment de libération, cet élan vital et joyeux, jamais traversé d’abattement, qu’elle transmettait découlait du fait qu’elle avait osé prendre des risques et que cela l’avait épanoui. Camille a connu la grande époque du syndicalisme et de la gauche forte, ce qui m’intéressait c’était de raconter symboliquement que tout ce qu’elle avait pu traverser l’avait épanoui, que la résistance est épanouissante.
– Très rapidement dans votre film, vous quittez le témoignage pour entrer dans une histoire bien vivante qui continue de s’écrire, et partout les figures féminines semblent donner la cadence. Est-ce un film féministe ?
Oui, c’est aussi un film féministe. Mon rapport au féministe vient de loin. J’ai été très marqué étant enfant par le statut qui se trouve à l’entrée du village martyr d’Oradour. Il s’agit d’une femme enceinte et nue, dévorée par les flammes. Pour moi c’était une sorcière mise au bucher et maltraitée par un pouvoir masculin. A mes yeux la figure de la sorcière est celle des premières féministes. Parce que « les sorcières » tuées par l’Inquisition était surtout des femmes qui avaient eu le tort d’être transgressives avec la norme que leur offrait leur époque. A mes yeux la sorcière, c’est l’anti-princesse, celle qui n’a pas besoin du prince charmant.
Et je trouve qu’il y a une sorte de continuité du sort pour ces femmes qui, à travers les âges, ont su faire bouger les lignes et auxquelles on l’a toujours fait payer très cher. J’avais à cœur de leur rendre hommage.
– Parmi ces figures féminines on croise successivement Madeleine, la mère de Camille Senon, ou encore Sandrine Gouraud, actuelle cheffe de la CGT haut-viennoise, la première femme à avoir accédé à ces fonctions. On croise une petite fille aussi, la vôtre. C’est un parti pris fort d’avoir filmé votre propre fille.
En effet, les combats de Camille avaient commencé très tôt à en juger par la force de caractère de sa mère, qui après avoir perdu toute sa famille à Oradour, a quitté son Limousin et son métier de couturière pour monter à Paris, et soutenir sa fille dans tous ses combats, notamment syndicaux. Sandrine pour moi, incarnait une sorte de filiation, comme un effet miroir. Elle m’est apparue au fil des manifestations au côté de Camille comme son reflet au-delà du temps, une nouvelle génération s’emparant des nouveaux combats.
Pour ce qui est de ma fille. C’est une part importante de l’aspect personnel de ce projet. Car évidemment le fait d’être devenu père moi-même, et d’une petite fille, m’a conduit à m’interroger différemment. C’est à cet endroit-là que je trouve ma place dans ce film. J’ai donc filmé ma fille, ce qui assez rare dans ce genre de film et pourtant j’y ai trouvé beaucoup de sens.
Ses grands yeux perdus dans le vert qui borde à profusion les routes de votre pays rouge, semblent alors poser beaucoup de questions qui sont peut-être les vôtres ?
Oui, comme : Dans quel monde vivra-t-elle, qu’en fera-t-elle, saurai-je lui transmettre mes valeurs, mes combats ; saurai-je l’aider à devenir une femme indépendante ? Et plus largement : comment fait-on pour transmettre ?
– Comment fait-on pour filmer une dame âgée, une figure respectable, sinon vénérable de la mythologie locale et qui appartient à une mémoire pour toujours très sensible, celle d’Oradour ?
Il aurait été facile de traiter l’axe du dernier combat d’une dame âgée. Mais je ne voulais pas, parce que ces batailles me semblent tout sauf datées ou âgées.
Pour autant il est vrai que même si Camille a encore toute sa vitalité intellectuelle, elle n’en demeure pas moins une dame âgée et fatiguée. J’ai donc dû trouver des dispositifs pour la filmer mais aussi pour la protéger. C’est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas voulu d’archives.
– Pourtant il y a des images de vieux films des années 70
Oui, les seuls que j’ai souhaité mettre sont en effet les petits films que Camille avait elle-même tourné dans les années soixante-dix avec sa caméra super 8. On l’y voit assez peu d’ailleurs, mais je trouvais ces images empruntes d’une certaine dramatique, notamment ses films de vacances en Bretagne où les vagues se fracassent contre les rochers. Je trouvais que c’était une belle allégorie de la vie et des combats humanistes.
Au-delà de ça en terminant le film je me suis dit que la boucle était bouclée dans le sens où nous aurions fait ce film ensemble, vraiment. J’ai compris que même si son image avait peuplé mon enfance, notre histoire commune serait celle-là, celle d’un film fait ensemble, longtemps après que j’ai entendu son nom pour la première fois. C’est aussi le moment où j’aurais investi en tant qu’adulte une part de mon héritage.
– Comment faire pour ne pas tomber dans le cliché quand on filme une personne dont on connaît parfaitement l’histoire, et dont l’histoire est par ailleurs passée à la grande Histoire ?
Le cinéma c’est aussi un peu de chance. La chance que nous avons eue et qui nous a préservé de l’écueil qui aurait consisté à tomber dans le catalogue ou « l’hommage aux héros », c’est cette loi El Khomri qui est tombée au tout début du tournage, c’était le virage qu’il fallait pour montrer Camille dans son combat aujourd’hui, concrètement, dans l’action. Un combat actuel qui ferait raisonner le combat de sa vie. Le moment où Camille refuse la décoration que lui a attribuée Manuel Valls c’était la cerise sur le gâteau, car c’est l’illustration de cette indépendance d’esprit qui a marqué sa vie. Même à 91 ans, Camille n’a pas besoin de souffleur, elle a pris sa décision seule et fait sa réponse dans son coin, sans même imaginer que l’info serait reprise dans toute la presse nationale.
– La mémoire est sensible et on sait, au-delà de la vie d’un personnage, les enjeux historiques et mémoriels qui s’y nouent pour l’avenir. Vous lui avez montré le film ? A-t-elle demandé des modifications ?
Oui. J’étais anxieux d’ailleurs mais elle a tout approuvé. C’est un peu déconcertant, Camille, malgré son âge, est une femme entière, quand elle est partante elle va au bout, elle ne se dégonfle pas, elle dit « oui » à tout, quel que soit l’effort. Cela ne l’empêche pas de dire « non » quand elle n’est pas d’accord, j’en ai fait l’expérience, mais sur des aspects très à la marge, sinon anecdotiques. Elle m’a fait confiance.
– Y-a-t-il eu une dissonance entre la dame mythique du pays rouge, et cette dame âgée que vous avez filmée ?
Pas tellement. Mais pour être honnête, c’est aussi une femme pudique et je me suis interdit d’entrer sur le champ de l’intime dans nos échanges. Ces champs-là avait été abordés par mon père dans son livre, et je ne me sentais pas autorisé à insister sur les points plus privés de son histoire. Ça n’est ni par pudibonderie, ni par cachoterie, mais plutôt je pense parce qu’elle a appris à se protéger énormément. Elle a été une femme singulière, avec une histoire hors du commun dans une époque compliquée surtout pour les femmes. Je comprends sa discrétion. Et je pense qu’elle ne m’aurait pas laissé faire. Elle sait dire non, sans le dire… Et je ne voulais pas lui faire dire plus que ce qu’elle acceptait. Comme je l’ai dit c’est un film que l’on a fait à deux.
– Dans la voix off vous vous adressez à elle par un tutoiement, alors que dans la vie vous la vouvoyez. C’est un choix ?
C’est vrai je la vouvoie dans la vraie vie malgré la longue histoire de ma famille avec elle. Et pourtant lorsque je me suis mis à écrire la voix off, le tutoiement est venu naturellement. Ce qui est étonnant c’est que c’est un collègue qui me l’a fait remarquer lors d’un tournage. Il s’est étonné que je vouvoie Camille alors qu’il m’avait entendu la tutoyer dans la voix off. Je pense que ce tutoiement c’est un peu la part de moi que je vois en elle, la part familiale également comme j’aurais tutoyé mes grands-parents (résistants-déportés) si je les avais connus. A ce moment-là, je me sens proche d’elle, donc je la tutoie sans me poser de question.
Le fait que je n’ose pas la tutoyer dans la vie c’est important pour moi. Il y a à la fois une forme de respect et une forme de protection. C’est une manière de rester à la bonne distance.
– Quand on se frotte à ce genre d’exercice on n’a pas peur justement d’entrer dans le trop personnel ?
Me concernant, dans le fond, tous les films que je fais sont personnels, mais quand on décide de faire ces films là c’est toujours dans l’espoir que ça raisonne chez l’autre.
Il y avait deux écueils ici : tomber dans le trop admiratif et se raconter soi-même en se servant du personnage de Camille. Il fallait trouver un milieu juste, un endroit où se rencontrer elle et moi. Je crois que nous y sommes parvenus.
– Ces combats qu’a mené Camille, au terme de ce film, pensez-vous qu’ils soit désuets, oubliés, en perte de vitesse ?
Ce film m’a donné l’occasion de vérifier ce que je pressentais, c’est à dire que ses combats ne sont pas morts. Bien sûr elles sont loin des années 60-70 et le souffle libertaire qui les a accompagnées, mais les raisons de se battre pour un idéal humaniste existent toujours et davantage même. Ce sont les manières de faire qui changent très vite. Comme cette société néo-libérale qui a explosé tous les réseaux de solidarité qui faisaient la force des petits. Je pense à l’emploi de plus en plus segmenté, dépolitisé ; au syndicalisme dont la sape a réussi puisque sa capacité à imposer le progrès social est aujourd’hui réduite à peu. Pour autant, les jeunes générations ne renoncent pas et se battent différemment. C’est ce que j’ai voulu montrer lorsque je me suis approché pour le film des actions des Black Bloc. Je crois que la radicalité de ces mouvements annonce quelque chose du futur, raconte quelque chose de ce que fait le peuple lorsqu’il est systématiquement privé des armes de la démocratie.
C’est aussi en ce sens que c’est un film politique, dans le sens où j’ai fait le choix de montrer une énergie qui est toujours là.
– Que retiendrez-vous de cette expérience ?
Ça m’a permis de constater que cette lumière-là, cette étincelle, est toujours là en moi également, qu’elle me permet de ne pas abdiquer sur mes combats, mes choix de vie aussi, et de me rappeler que décidément : tout est politique. Cela m’a permis de mesurer qu’il ne faut pas avoir peur de faire des choix forts et marquants, qu’il ne faut pas avoir peur non plus de ne pas céder à l’engourdissement du confort bourgeois.
Camille a vécu pour elle avant tout. Parce qu’elle a fait ses choix pour elle, si radicaux furent-il, cela lui a permis d’être bien avec elle-même, et de fait, infiniment plus présente aux autres, comme aux combats collectifs. C’est une leçon de vie que j’ai apprise auprès d’elle : si tu n’es pas heureux avec toi-même, tu ne peux rien pour les autres.
Propos recueillis par Julie Carnis,
journaliste indépendante