Documentaire France 2016 97mn
Participera au débat : Jean-Pierre Chauffier, représentant Les Amis de la Confédération paysanne qui soutiennent le film
Synopsis du film :
Dans un abattoir, symbole de ce monde du travail qui cache ses prolétaires et le “sale boulot”, des femmes et des hommes oscillent entre fierté du savoir-faire et fatigue du labeur. Ils parlent pénibilité, dangerosité et précarité. Ils sont découpeurs, tueurs, dépouilleurs, estampilleurs, saigneurs... Seigneurs car ces ouvriers portent toute la noblesse de l’être humain en même temps que sa tragique dépréciation.
Le film présenté par les réalisateurs :
Dans l’abattoir, ce lieu caché, fantasmé, honteux, les ouvriers sont comme abandonnés, à eux d’en gérer personnellement la portée symbolique. Tout reste enfoui, là, au fond de leur tête, de leur ventre. Dans le silence. Nous avons voulu nous frotter à la honte et à la gêne qui enveloppent les abattoirs et, au-delà, donner corps à celles et ceux qui tuent pour vivre et se tuent à la tâche pour survivre. 500 bovins et 1400 agneaux sont débités dans la journée. De 6h à 16h, 100 ouvriers font passer des bêtes du statut d’animaux vivants à celui de demi-carcasses. Et cela tous les jours, dans un éternel recommencement. L’abatteur subit cette pression sans y penser, refoulant le dégoût des premiers jours. Il agit « à la chaîne », prenant son geste comme technique et l’obligeant à faire abstraction de tout cela. Mais la viande, dans sa diversité de formes et de textures, ne fait que lui rappeler qu’il travaille sur du vivant. Et qu’il ne doit pas en parler à l’extérieur parce que ça fait fuir… Du coup, ils cachent le plus souvent leur métier à leurs amis, leurs familles. Disent travailler en boucherie. Ou dans une usine d’agroalimentaire. Pas en abattoir. Spirale infernale où la honte entraîne la honte. Critiqué et respecté, repoussant et rassurant, l’abattoir est une agora du monde ouvrier dans toute sa modernité. D’un côté, une direction qui cherche à garder la plus grande rentabilité en rendant le travail le moins dangereux possible… et le plus efficace. De l’autre, des ouvriers qui n’en peuvent plus des cadences, du Smic, du manque d’évolution et de cette politique managériale qui leur met la pression... Ce que nous avons surtout voulu, c’est donner aux abatteurs la place d’être écoutés et d’être regardés. En leur donnant la parole et en restituant leurs gestes, leur noblesse éclate et on peut entendre la tragédie de leur histoire, la fierté de leur savoir-faire, leur puissance autant que leur fragilité. Avec eux, nous proposons un éclairage sur l’état général du travail en France et en particulier sur ces ouvriers cachés.
Le point de vue de Yoann Labroux-Satabin
« La Vie » 18/05/2016
« Avec le sang des hommes »
Lorsqu’une voiture arrive flambant neuve chez le concessionnaire, on imagine facilement le chemin parcouru sur la chaîne de production. Mais lorsque le bifteck arrive dans l’assiette, la chaîne de travail fordiste n’est pas la première image qui vient à l’esprit. Et pourtant, au cœur des abattoirs, les ouvriers se succèdent à des postes aussi précis que le sciage du sternum, l’éviscération abdominale ou la coupe des pattes avant. Des tâches physiques épuisantes, renforcées par les cadences imposées : environ 600 vaches passent chaque jour dans l’usine filmée pour ce reportage. Des hommes (et quelques femmes) travaillent avec la mort tout en la frôlant régulièrement : les accidents ne sont pas rares et parfois très graves. Avec en fond sonore le bruit permanent des machines, le film nous immerge dans le quotidien de ces salariés, écartant volontairement la souffrance animale (même si elle reste, en filigrane, omniprésente) pour se concentrer sur celle des hommes. Par leurs témoignages et leurs gestes, filmés au plus près, se dessine un excellent portrait de la pénibilité dans l’industrie agroalimentaire. C’est la force des grands documentaires : montrer avec précision un cas particulier pour questionner tout un système
Le point de vue de Séverin Muller, sociologue du travail, Université Lille 1
« Saigneurs » est un film rare car il montre sans détour ni sensationnalisme un monde rendu invisible, celui des abattoirs et des ouvriers qui y travaillent.
Comment montrer et donner à penser les abattoirs autrement que des lieux de mise à mort animale et de production industrielle d’aliments carnés ? Comment évoquer la condition ouvrière quand les débats se focalisent sur la condition animale et sur les modes de consommation, condamnant a priori les travailleurs des abattoirs ?
C’est tout l’intérêt et la force de « Saigneurs » : il renverse les clichés pour nous faire accéder à l’humanité, celle des femmes et des hommes des abattoirs, qui vivent et racontent leurs conditions, le rapport qu’ils entretiennent à ce « sale boulot »…
Cette profondeur de champ est le fruit d’une longue enquête et d’une connaissance intime du milieu. Vincent Gaullier et Raphaël Girardot ont fait des choix filmiques radicaux, tous pertinents pour que nous puissions accéder à une autre réalité, celle de la vie au travail sur les chaîne d’abattage, mais aussi, de façon intelligente et sensible, celle des corps usés et de la souffrance silencieuse qui s’exprime au moment des pauses, lors des réunions impromptues ou à la sortie de l’usine.
Ce qui écrase les ouvriers, c’est bien le système qui organise leur usure accélérée, cette interchangeabilité humaine comme s’ils s’agissaient de pièces mécaniques, et dont, évidemment, ils ne sont pas dupes. « On cassera combien de personnes comme ça ? ». Cette capacité qu’ont les auteurs à sonder l’intelligence et la conscience des « exécutants » témoigne d’une approche profondément humaniste de ces oubliés du monde du travail. Rare et précieux, vous dis-je.