France 2015 1h41
Avec les ouvriers de PSA St Ouen et Nicolas Frize
Ils sont au travail.
Les salariés d’une usine qui produit 800 000 pièces d’automobile par jour et le compositeur Nicola Frize dont la création musicale s’invente au cœur des ateliers.
Chacun à sa manière, ils disent leur travail.
Présentation par Luc Joulé et Sébastien Jousse :
« Cette rencontre questionne le travail en général. C’est quoi le travail ? Qu’est ce qui fait travail ?... A mesure que le film avance, par le montage entrecroisé du travail de création de Nicolas Frize et celui des salariés de l’usine, les deux travails se questionnent. Le film, plutôt que de rechercher ce qui distingue, voire oppose, laisse entendre avec attention des résonnances communes. Il dévoile le territoire si particulier et si intime de la relation de l’individu à son travail. Les racines nécessaires à tout travail. A travers la parole des salariés et du compositeur, le travail laisse entrevoir la nécessaire part de soi qu’il engage. Il implique l’individu tout entier, son corps, les ressources les plus profondes de sa personnalité.
Sans contrainte, nous sommes partis à la recherche de cette mécanique invisible du travail. Cette part intime, si essentielle, sans laquelle le travail ne peut exister. Sinon à se réduire à une simple tâche. Où se niche le travail vivant dans cette unité de production industrielle ? Comment le travail artistique de questionnement et de transformation de Nicolas Frize contribue-t-il à révéler un « terrain d’entente » propre à deux travails pourtant si éloigné au premier regard ? Maintenant, c’est à ce travail de perception sensible que le film invite ses spectateurs. »
Présentation Mémoire à Vif
Que peut-il y avoir de commun entre une usine de production industrielle et un compositeur ? Rien à priori. Et pourtant, Luc Joulé et Sébastien Jousse, dans leur dernier film « C’est quoi ce travail ? », ont choisi de montrer que le travail des 600 salariés de PSA St Ouen et celui de Nicolas Frize, à première vue à des années-lumière l’un de l’autre, ont des résonnances communes.
Il faut dire que PSA St Ouen est une usine pas tout à fait comme les autres. D’abord parce qu’elle y a accueilli en résidence Nicolas Frize qui a instauré, comme à son habitude, un incessant dialogue entre ces deux mondes pour aboutir à une création, présentée dans l’usine, mêlant musiciens, chanteurs, professionnels et amateurs dont des ouvriers de l’entreprise. Ensuite parce qu’une liberté d’organisation et de mouvement est laissée aux ouvriers qui peuvent s’échapper un moment du lieu s’ils le souhaitent- c’est encore une des très rares usines, située en plein cœur de la ville- et ainsi « gagner du temps pour survivre » comme le dit l’un d’eux*. Ce n’est pas pour autant que tout y est idéal mais en s’immergeant pendant deux ans au plus près des femmes et des hommes qui travaillent là, Luc Joulé et Sébastien Jousse nous donnent une autre image que celle habituellement véhiculée, avec des témoignages qui remettent en cause bien des clichés. Et ils posent la question fondamentale : qu’est-ce que le travail et quelle part de soi implique-t’ il ?
Du cinéma comme on l’aime. Exigeant Engagé. Un beau travail.
*En fait, si Antoine sort parfois de l’usine pour boire un café, ce n’est pas vraiment dans le cadre d’une organisation du travail qui lui en laisse la possibilité, mais plutôt d’une liberté qu’il s’octroie et qu’il révèle au micro, à l’occasion du tournage.
Biographie de Nicolas Frize
Après des études supérieures de piano, de chant et de direction chorale, il entre dans la classe de Pierre Schaeffer (CNSM-GRM/INA), puis est assistant de John Cage à New-York (Villa Médicis – Hors les murs).
Il a écrit plus de 140 œuvres, orchestrales, instrumentales, chorales, électro-acoustiques et donné plus de 400 concerts en France et à l’étranger. Il mène depuis une trentaine d’années sa recherche musicale autour de trois champs : les interprètes (en mêlant souvent amateurs et musiciens professionnels), l’instrumentation (la recherche de nouvelles lutheries), les lieux et circonstances (les spatialisations et scénographies dans des lieux non conventionnels).
Il s’est également beaucoup consacré par le passé à la composition de commandes originales pour le théâtre, la danse, le cinéma, la radio, les expositions et beaucoup d’autres applications.
Depuis 1975, Nicolas Frize dirige l’association “Les Musiques de la Boulangère” qui bénéficie de soutiens financiers divers et travaille à créer, promouvoir et diffuser la musique contemporaine, dans les lieux culturels et ceux de la vie quotidienne et du travail.
Nicolas Frize est, depuis toujours, proche du monde du travail. Il lui a dédié plusieurs de ses oeuvres, construisant des résidences dans divers sites, ici autour des environnements sonores, là à partir des matériaux, ailleurs en travaillant avec les personnels.
Nicolas Frize s’est par ailleurs spécialisé sur les recherches et travaux autour du son, à travers un programme de mémoires sonores, un programme pédagogique sur l’écoute, l’encadrement d’une activité permanente depuis 1991 de restauration d’archives sonores, des études et recherches actions sur l’environnement sonore, le bruit et l’audition et de nombreuses participations à des colloques, séminaires et travaux collectifs sur le son en général.
Nicolas Frize à PSA St Ouen
Sous une immense verrière, les yeux au ciel, Nicolas Frize contemple. Au bout de deux ans de résidence à l’usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen, ce compositeur hors normes ne se lasse pas de la force de gravité des lieux, des sons saccadés, rythmés par les presses. Comme un poisson dans l’eau, muni d’un gilet orange et des chaussures de sécurité, il circule dans les allées piétonnes, salue les salariés juchés sur des chariots élévateurs, échange de chaleureuses poignées de main. Il est entré dans le paysage. Et a fondu son univers dans celui de l’entreprise de 40 000 M2 productrice de petites pièces de renfort et d’outillages pour l’emboutissage et l’assemblage des voitures. Son projet paraît titanesque à l’image de cette usine, la plus ancienne du constructeur automobile, classée monument historique de la ville. Titanesque et pourtant tellement humain.
Le temps est donc venu de la restitution publique. Pendant trois jours, Nicolas Frize dirigera dans l’usine une création musicale originale réalisée avec cent interprètes : un chœur amateur, un chœur professionnel, des musiciens mais aussi des voix et des chants d’une quinzaine de salariés de PSA. Et un « instrumentarium en tôle » imaginé à partir d’un millier de petites pièces en métal, dont la production de notes est devenue partition. Pendant trois jours, plus aucune pièce ne sortira. L’usine, rendue au peuple et à ses ouvriers, sera remplie de sonorités remixées, la sonnerie de la pause en réverbération, la soufflerie aspirant les odeurs, le mouvement de balancier de la presse, la finesse des degrés et la densité des sons transformés. « Le travail est un thème qui me traverse depuis beaucoup d’années. On parle de salaire, de conditions de travail, de promotion, de grève mais jamais on ne parle de l’intime. Ma présence ici s’est traduite par un travail d’enregistrement de chaque poste mais aussi par une série de quatre-vingt entretiens avec les salariés. Mon but est de défaire l’étanchéité qui persiste entre le monde public et le monde du travail. Alors, de cette nourriture, j’ai tiré un propos musical », raconte le compositeur.
Dans l’usine, l’artiste a laissé ses traces. D’immenses panneaux peints au gré de partitions contemporaines, une écriture des notes aux allures de calligraphies japonaises, ornent un couloir, un mur, un hall, une entrée. Le déploiement de l’artiste se détecte. Nicolas Frize a modifié les perspectives. Entré dans l’imaginaire de 630 salariés qui déambulent nuit et jour dans cette immensité. Pendant la répétition, la centaine d’interprète fixe les mains de Nicolas Frize. « Chiffre 1, premier système, on reprend. » Puis c’est au tour de Piao Huang, de chanter. Piao travaille à PSA depuis trente-sept ans et demi. A Aulnay-sous-Bois, puis à Saint-Ouen. Il répare les robots. « S’il dérive, on le reprogramme. » D’origine cambodgienne, celui qu’on surnomme « Johnny Holliday », a connecté illico avec la proposition de Nicolas Frize. « Je chante beaucoup chez moi, au karaoké, je danse aussi les danses de salon, le hip-hop et j’aimerais devenir comédien, pourquoi pas. Alors quand j’ai vu qu’on pouvait chanter, j’ai dis oui. Le travail à l’usine, c’est un gagne-pain mais je suis fière d’avoir passé mon bac électro-technique. Quand je suis arrivé en France, je ne parlais pas un mot de Français. J’ai fait du chemin », lance-t-il fièrement. « Il y a un chemin, chante le chœur professionnel. Il y a les sons, c’est la première chose, semble-t-il. Mais moi je regarde avec mes yeux. Interrompre, immobiliser, intérioriser une emprunte ». Nicolas Frize interrompt. « Attention, ce n’est pas une suite, on chante les uns dans les autres. »
L’infirmière de l’usine Josette Gaillard tremble encore. Elle est tétanisée à l’idée de chanter avec un micro. Pourtant, elle ne fait que ça chez elle. « J’aime beaucoup les voix, les chants lyriques me produisent un effet, je ne sais pas comment dire... », dit-elle en lançant un regard du côté des chœurs professionnels. Ce que Nicolas Frize a semé, ce qu’il a donné, Josette l’a reçu comme une preuve de confiance. « Il a de la patience, il est généreux parce que travailler avec des gens qui ne connaissent pas la musique, ce n’est pas simple et en plus c’est gratuit ! Mais ça m’a donné envie de m’inscrire dans une chorale. » Josette connaît son texte par coeur, elle le vit tout les jours : « Le corps est fatigué. Le corps appelle parce qu’il ne faut pas le laisser tout seul ». « C’est Nicolas qui écrit ce texte et il a raison mais il y a aussi l’âme qui est là. » Josette prend soin. C’est son métier. Et « les femmes, je les dorlote parce qu’elles sont sacrément courageuses ». Sur cette note qui tient longtemps, Nicolas Frize s’est perché comme un funambule, il rejoint Josette : « L’usine est un corps, ce sont 600 personnes qui vivent au rythme des objectifs mais aussi au rythme d’un imaginaire et c’est ce que j’ai tenté de saisir ».
L’Humanité 31 janvier 2014