Le destin
(Al Massir)
de Youssef Chahine
Prix du 50ème anniversaire Cannes 1997
Egypte/France - 1997 - 2h15 - Couleur
Scénario : Youssef Chahine
Musique : Kamal El Tawil Yehia El Mougy
Interprètes : Nour El Cherif Laila Eloui Mahmoud Hemeida Safia El Emary Mohamed Mounir Khaled El Nabaoui
« Voilà mon Averroès, mon point de vue sur lui. Vous en avez un autre ? Montrez-le, mais n’interdisez pas à celui-ci de vivre. » Youssef Chahine
« L’intégrisme contemporain, de manière explicite, est le sujet central du Destin, même si le film se reporte huit siècles en amont, visitant l’Andalousie du philosophe arabe Averroès. Ce détour est pourtant une manière d’aborder frontalement les luttes contemporaines et Chahine se place délibérément à l’avant-garde dans la stratégie de réplique à l’intégrisme qui anime un certain nombre d’intellectuels arabes.
Car Le destin illustre avec enthousiasme et générosité une approche métissée du cinéma qui ne cesse d’aller à l’opposé de la pureté exigée par les sectaires, métissage qui prend sa source, de plus, dans la question cruciale de la représentation au sein du monde arabe… Chahine a choisi d’illustrer ce que pourrait être une cité philosophique plutôt que de discourir sur la philosophie elle-même : le film est une fresque historique et musicale, une épopée de capes, d’épées et de pensées, une tragédie et une comédie historiques, une histoire d’amour où ce sont les livres, les mots autant que les corps et les regards qui s’embrasent.
En définitive, s’il ne fallait garder qu’une image du Destin, celle de l’eau vive s’imposerait. Le film est un fleuve, il prend sa source dans l’histoire des musulmans d’Europe, au XIIe siècle, irrigue les principes de tolérance et de plaisir, avant de se jeter dans la mer de nos « questions » contemporaines. Mais un fleuve dont le cours n’est pas tranquille, régulier, prévisible. Il ne cesse de s’accélérer en rapides, en chutes, tels les accès de fièvre du fanatisme, les violences des autodafés et des bûchers, ou de ralentir, freiné par des bancs de sable où le temps suspend sa vitesse pour ressembler à une histoire d’amour, à un repas où l’on rit. Le film a l’audace d’emprunter à Marwan, le poète chantant, et à Laila Eloui, la gitane dansante, leur démarche faite de divagations et de rythmes, de traverses et d’élans… »
Antoine de Baecque Cahiers du Cinéma n°517 - Oct. 1997
« Historique, pour moi, ça veut dire qui a existé et qui continue à exister » Youssef Chahine
Entretien avec le réalisateur
Comment est née, non pas l’envie, mais la volonté de faire un tel film ?
Ce film devait être tourné. Au-delà de l’exigence de se confronter aux thèmes généraux de l’intégrisme et de l’obscurantisme qui nous empoisonnent l’existence, en particulier dans le monde musulman, mais pas seulement. J’ai été témoin, et victime, de ce que raconte le film : l’acteur qui interprète le fils cadet du calife passé sous la coupe de la secte religieuse dans Le destin était mon acteur dans Le sixième jour. Et il lui est arrivé la même chose, en plein tournage. En trois semaines, il était devenu un zombie. Moi qui guette la vérité du jeu des acteurs dans leur regard, je n’avais plus que des yeux opaques.
Qu’avez-vous fait ?
Je me suis plongé dans les études sur le fonctionnement des sectes, sur le lavage de cerveau. Et, avec l’aide d’amis, j’ai entrepris de le sortir de cet état. J’étais très malheureux de ce qui lui arrivait, et très en colère de me trouver en face de quelqu’un qui croit avoir le droit d’arrêter ma pensée. Le scénario du Destin est né de cette expérience. Il a été très difficile à écrire : il en existe vingt et une versions successives. Parce qu’il est difficile de plaider une cause sans que les personnages deviennent des porte-parole, il a fallu beaucoup de travail pour leur redonner une existence. Le film est le résultat de trois ans de labeur.
Le sujet du film est grave, et son héros est un philosophe, pourtant Le destin est un film léger.
Si je fais un film ennuyeux, ça ne marche pas. Personne ne va au cinéma pour prendre un cours. Et Averroès est un penseur du côté de la vie. Je n’ai rien à faire d’une philosophie qui ne serait pas du côté de la vie.
Avez-vous rencontré des difficultés pour le tourner ?
Oui, mais moins que je ne redoutais. J’ai reçu le soutien des gouvernements de Syrie et du Liban, où le film est tourné, ils m’ont donné accès aux décors dont j’avais besoin, aux soldats de l’armée libanaise pour la figuration, sans me soumettre à aucun contrôle. Mais je savais qu’il fallait faire attention, je transférais les bobines en France, parfois par l’intermédiaire de la valise diplomatique, à mesure qu’elles étaient enregistrées, comme Averroès expédie au loin des exemplaires de ses œuvres pour les protéger.
Et en Egypte ?
Je n’ai pas rencontré non plus de difficultés majeures : le vice-ministre de la culture m’a aidé, le film a obtenu son visa de censure malgré une campagne menée par des intégristes qui exigeaient qu’il soit au préalable soumis à une commission d’inquisition. Pourtant, le film n’est pas tendre pour le gouvernement, il attaque clairement les puissants qui veulent contrôler la pensée, ce qui est le cas dans mon pays.
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon Le Monde - 17 Mai 1997
Youssef Chahine
(1926-2008)
Né à Alexandrie, Chahine quitte son Egypte natale à 21 ans pour aller étudier le cinéma aux Etats-Unis où il restera 3 ans. C’est avec "Gare centrale" en 1958 qu’il obtient une reconnaissance internationale.
Fréquemment confronté à la censure, il n’a cessé de dénoncer la bêtise et l’intégrisme, tout en multipliant les choix stylistiques, du mélodrame chanté à la reconstitution historique ou à l’évocation autobiographique.
Moulay-Bachir Belqaïd
Docteur en islamologie, il vient de faire paraître "Le voile démasqué".
Il fait l’analyse des rapports entre hommes et femmes, des sentiments amoureux, de la poésie courtoise et érotique dans les civilisations arabo-islamiques, ainsi que de la situation réelle des femmes dans le monde d’aujourd’hui et de l’instrumentalisation des textes coraniques par les différents pouvoirs.