"J am not your negro" Raoul Peck 8 février à 20h30 au Lido
Article mis en ligne le 22 janvier 2018
dernière modification le 7 février 2018

par Webmestre

Ecrit par James Baldwin
Avec la voix de Samuel L. Jackson
Etats-Unis/France 2017 VOST Documentaire 1h33

En présence de Samuel Legitimus du Collectif Baldwin et Dominique Danthieux, historien.

Synopsis

A travers les propos et les écrits de l’écrivain noir américain James Baldwin, le film revisite les luttes sociales et politiques des Afro-Américains au cours de ces dernières décennies. Une réflexion intime sur la société américaine, en écho à la réalité française.

Présentation par Raoul Peck

« J am not your negro » se revendique de la quête de James Baldwin. A travers cette quête, je me réapproprie également ma propre histoire. Ce sont les mots de James Baldwin qui donne la cadence mais les fondations, la structure, le rythme et les étapes charnières sont issus de ma propre expérience. Mes émotions en sont la colonne vertébrale.

En documentant ces trois vies « mémorables » (Evers, King, Malcom), nous voulons disséquer l’Amérique d’aujourd’hui et revenir sur l’argument central du soi-disant « problème noir de l’Amérique ». Obama n’est malheureusement pas venu à bout du discours dominant. La brève euphorie ayant suivi son émergence n’efface pas toutes les incompréhensions, ni ne soigne miraculeusement toutes les blessures d’un pays construit dans le sang (en particulier le sang des autres).

A l’indéniable présence d’Obama, nous devons imposer la réalité, non moins essentielle, de dizaines d’années de mythes et d’un discours partial. En dépit de tout « progrès » réel ou ressenti, nous ne pouvons que douter de l’exactitude des nouveaux symboles de changement…

Rencontre avec le cinéaste Raoul Peck qui revient sur la genèse de son projet et sur ses terribles résonances contemporaines.

– A quand remonte votre découverte de James Baldwin ?
Heureusement très tôt, vers 16 ou 18 ans. A une époque où il n’y avait pas à ma disposition une multitude d’auteurs à qui m’identifier, en tant que jeune Noir en Europe. Passé Césaire, quelques auteurs haïtiens et sud-américains comme Alejo Carpentier, on avait vite fait le tour. Donc je vivais ma réalité en contrebande, dans les figures secondaires de romans américains, au détour d’une page de Faulkner. Ce n’était jamais ni mon histoire ni mon point de vue. Depuis, Baldwin est un auteur qui ne m’a jamais quitté. Il a été pour moi un mentor politique et moral. J’ai donné des centaines de ses livres à des amis, des parents… Il m’a très tôt aidé à mettre un nom sur les choses, à structurer ma pensée.


– Pourquoi un film sur lui ?
Je voulais confronter sa parole au monde d’aujourd’hui, je pensais qu’elle avait quelque chose à nous dire. On revient aux fondamentaux avec Baldwin, son analyse reste vraie. Et puis j’avais aussi remarqué que, depuis une dizaine d’années, beaucoup de gens s’étaient mis à copier Baldwin, avaient intérêt à le faire disparaître. C’était inacceptable pour moi. De là l’idée d’un projet fort, qui le remette à sa juste place.

– James Baldwin est un écrivain très prolixe, curieux de tout. Comment ramasser sa pensée au cinéma ?
J’ai mis quatre ans pour trouver la bonne approche. J’ai pensé à la fiction, au documentaire, à quelque chose de mixte. J’ai rencontré Gloria Karefa-Smart, la sœur de Baldwin, et ce fut le début d’une vraie amitié. Elle m’a donné accès à tout. J’ai opéré un choix de textes, que je devais insérer dans une forme dramatique avec un début, un milieu et une fin. Mais il me manquait toujours un fil narratif clair. Puis, un jour, Gloria m’a donné ses notes, des lettres écrites à son agent, en me disant : « Ça t’intéressera. » Je suis tombé sur ce projet de livre qui parle de trois sommités du mouvement des droits civiques - Medgar Evers, Martin Luther King, Malcolm X. Ce triangle d’amis, tous assassinés, morts avant 40 ans, à travers qui Baldwin voulait écrire une histoire de l’Amérique. J’ai compris que j’avais la porte d’entrée parfaite. Il ne restait plus qu’à reconstituer le livre - car pour moi, il l’a écrit, simplement, il est éparpillé dans toute son œuvre.


– Et donc ?
J’ai gardé les passages sur leurs liens d’amitiés, leur parcours politique, comment contrairement à l’image d’Epinal d’un Martin Luther King pacifiste et d’un Malcolm X violent et raciste anti-blanc, les deux s’étaient rapprochés avant leur mort. Ils s’étaient retrouvés, pas simplement sur la défense des Noirs mais sur l’attaque du système tout entier sur des bases de classe. Leur prochaine croisade, après les droits civiques, était la lutte contre les inégalités systémiques. Cette histoire me permettait d’entrer dans la matière de l’œuvre de Baldwin et de jouer, d’insérer notamment des éléments de "The Devil Finds Work", son organe théorique sur le cinéma, une analyse quasi marxiste du développement de la perception. Je pouvais aussi rompre le contexte historique - le temps de l’écriture de ses notes - en utilisant des extraits postérieurs, par exemple d’"Elephant". Car ce genre de massacre n’existait pas à l’époque, et témoigne d’une accélération de cette absence d’âme et d’empathie au cœur des Etats-Unis dont parle Baldwin.

– Baldwin était une star dans les années 60, pourquoi son message n’a-t-il pas porté davantage, à l’époque et dans le temps ?
Il faut se replacer dans la dynamique de l’époque. Ces trois assassinats ont eu un impact terrible, car ils ont décapité un mouvement. Sans parler de ceux des Kennedy, et de l’élimination de la plupart des dirigeants radicaux, des Black Panthers assassinés dans leur lit. L’intimidation était complète. Les survivants se sont assagis, intégrés dans le mouvement politique, et sont devenus maires, députés, ou sénateurs, au sein de la machine. Baldwin, lui, était critiqué par la nouvelle génération, accusé de ne pas avoir choisi son camp, à une époque où déjà on vous sommait de prendre position. Avec parfois des relents d’homophobie, il était « trop soft » par rapport à la radicalité du mouvement. Il a disparu, s’est réfugié dans l’enseignement, je pense qu’il était brisé. Et il ne faut pas oublier que les autorités ont décidé de sacraliser Martin Luther King, ou plutôt une facette du personnage, le pacifiste, le prix Nobel, et pas le radical des deux dernières années, au détriment des autres figures du mouvement. Beaucoup de gens ont disparu dans cette trappe, dont Baldwin.


– Il y a une idée très forte martelée dans le film, que le racisme aux Etats-Unis n’est pas un « problème noir » mais un « problème américain », celui d’une nation toute entière. C’est un discours que l’on n’entend plus…
Parce que Baldwin le dit à une époque où les Noirs sentaient qu’ils n’appartenaient pas à la nation, n’étaient pas des citoyens de plein droit. C’était sa réponse à ceux qui disaient : retournons en Afrique, la repatriation prônée par Marcus Garvey. La position de Baldwin était de dire : « Non, il ne s’agit pas de quitter le terrain, nous avons aussi construit ce pays. » Il rappelle aussi que le sang a été mélangé ! Et que les Noirs sont dans leur bon droit de réclamer leur place totale et souveraine dans cette nation.

– Pourquoi avoir choisi de donner tant de place à "The Devil Finds Work", sa critique d’Hollywood ?
Cette critique, c’est toute ma vie. C’est ce que je fais depuis mes premiers films : comment trouver mes propres images, comment appréhender, filmer le monde ? Comment filmer une histoire d’amour avec des personnages noirs qui me ressemblent ? J’ai dû l’inventer, je n’ai pas de modèles dans l’histoire du cinéma. Ce cinéma qu’on m’a inculqué n’est pas mon histoire. Je suis absent de l’image, et mes semblables sont ceux qu’on assassine, comme les Indiens dans les westerns. J’ai fait des études de cinéma, mais j’ai dû inventer mon regard. Baldwin a participé à cette construction, et à cette déconstruction. Ce fut un nettoyage finalement, me débarrasser d’une forme de lavage de cerveau dont tout le monde a été victime, blanc comme noir. Ce qu’on appelle le "white privilege" aux Etats-Unis en est aussi un résultat : comme le montre Baldwin, quand on a toujours été le héros au cinéma, on y croit ferme, à cette position de pouvoir. Le drame de cette Amérique - et ça vaut pour la France et l’Europe face à la colonisation - c’est que lorsqu’on est issu d’une minorité, on n’a pas les mêmes héros. Les nôtres sont considérés comme des criminels, des assassins. Alors qu’ils résistaient à la domination. La fabrication d’image est celle du vainqueur, mais c’est une victoire à la Pyrrhus, Baldwin le dit : tant que les damnés de la terre seront auprès de vous, votre rêve ne veut rien dire. C’est ce que je montre avec ce plan sur Doris Day suivi d’un plan sur un homme pendu. Le montage est très violent, mais il exprime de manière claire la vérité de cette époque, cette « insupportable naïveté de Doris Day… »

– Votre film nous arrive dans le même flot qu’un certain nombre de biopics (Birth of A Nation, Selma, Miles Ahead…) de personnalités historiques noires…
… parfois édulcorés…

– … oui, mais qui réussissent au box-office, comme "les Figures de l’ombre" récemment. Ou "Moonlight" qui a triomphé aux oscars. Y voyez-vous un tournant ?
Il y a toujours eu ce genre d’embellies, de prises de consciences passagères. Rien n’évolue structurellement. A Hollywood, on a changé la composition des membres de l’Académie, modifié quelques règles… Mais ceux qui sont à la tête des grands studios, qui décident de produire tel ou tel film restent les mêmes. C’est une fumisterie. Quand vous allez défendre un projet comme le mien, vous avez un rendez-vous dans une grande chaîne de télé ou un studio, et vous dites : je veux faire un film sur Monsieur X. Déjà, vous allez devoir prendre vingt minutes pour dire qui est ce monsieur. Ensuite dix autres pour dire pourquoi Monsieur X est important pour vous et pour le pays, et ensuite il reste cinq minutes pour expliquer votre projet en tant que cinéaste. Donc vous avez déjà perdu. Parce que la structure d’accueil est soit inculte, soit je-m’en-foutiste. Et ça ne concerne pas que les Noirs, mais aussi les femmes, les homosexuels, les Asiatiques, les Latinos… Toutes ces communautés qui ne se retrouvent à l’écran que sous la forme de stéréotypes.

– Votre film a été difficile à produire ?
Il a mis dix ans à se faire. Et si j’ai pu le faire, c’est parce que j’ai commencé à le développer en France ! Tant que ce genre de projet ne pourra pas se mettre en place plus facilement, rien n’aura changé. Tant que les décideurs n’auront pas fait leur travail - qui est de connaître nos cultures, nos héros - ça ne bougera pas. Moi, j’ai fait ma part : je connais la culture française, la culture américaine, la culture allemande. J’ai les références. Maintenant, à vous. Nous, les minorités, on n’a pas inventé le racisme, ce n’est pas à nous de faire tout le travail pour le déconstruire. Surtout que nous n’avons plus la patience de vous attendre. Ce film sur Baldwin, c’est une manière de dire : à partir de maintenant, je ne fais plus de cadeau. J’arrête d’être gentil. Soit vous avez le courage de regarder la vérité en face, cette réalité que vous avez créée, comme Baldwin vous y incite, ou vous allez plonger.


– Votre film est aussi très inclusif…
A l’image de Baldwin, je l’espère, qui pouvait livrer une critique incisive sans faire de vous un ennemi. Je pense que ce film donne peut-être mauvaise conscience, mais il ne rejette pas, car il est comme Baldwin, humaniste. On ne peut pas critiquer le manque d’empathie envers l’autre et faire autrement. Et je crois que le film permet à chacun d’avoir une expérience très intime. Le cinéma est un art populaire, chacun a son vécu avec le cinéma, ce film le confronte. Vous n’êtes que deux, Baldwin et vous-même, et vous vous parlez.

Elisabeth Franck-Dumas , Guillaume Gendron

Raoul Peck, un cinéaste politique

Ce qui a très tôt marqué, dans le cinéma de Raoul Peck, c’est la claire conscience du chemin qu’il voulait se tracer. Cette manière d’être à la fois un citoyen du monde (Peck a vécu au Congo, aux États-Unis, en Allemagne, en France aujourd’hui) et d’être toujours un cinéaste haïtien — sans doute le premier…à donner la parole à ceux que l’on passe sous le silence de notre domination capitaliste, donner à l’Afrique des héros, donner à Haïti une mémoire, faire du cinéma comme on fait la guerre, pour que l’oubli ne fauche pas les bannis, que l’Histoire ne s’absente pas des pays laissés-pour-compte. Raoul Peck a conquis ce pays qui n’apparaît pas sur la carte, mais où l’on parle toutes les langues : le pays du cinéma...

Sa filmographie ne contient aucun film « léger », aucun film qui ne s’écarte de cette volonté de mettre à nu le pouvoir et ses abus, sous toutes ses formes. En ce sens, le cinéma de Peck est d’abord un cinéma politique : un cinéma qui entend parler du monde dans lequel il vit et d’en formuler la critique — fût-elle brutale. Son œuvre est composée de plusieurs mouvements de fond, comme des courants marins qui vont et viennent : Haïti bien entendu, mais encore l’Afrique et ses déboires politiques, et puis la France, dont il décortique, tel un iconoclaste infiltré, au sein même du système de la télévision française, les faiblesses et les codes : la meute médiatique du fait divers le plus célèbre de ces trente dernières années (L’Affaire Villemin) ou les coulisses de l’ENA et les compromissions de l’élite française (L’École du pouvoir). Peck a une obsession : faire tomber les systèmes de représentation pour tracer une voie vers une vérité aussi intime qu’historique. La fiction se mêle facilement au documentaire, se complétant, se répondant...

Samuel Legitimus

Il y a un peu plus de vingt ans, Samuel Legitimus fondait le Collectif James Baldwin, qui rassemble artistes et intellectuels de tous horizons désireux de transmettre et de faire vivre la pensée et l’œuvre de l’écrivain afro-américain (1924 - 1987). Le Collectif organise régulièrement des manifestations (cinéma, lecture, expos, conférences, etc.) autour du célèbre romancier
Samuel Legitimus, acteur et metteur en scène, par ailleurs petit-fils de la célèbre actrice martiniquaise Darling Legitimus, est un passionné de l’œuvre de Baldwin.
A 26 ans, après deux années d’études intensives dans la première promotion de l’École du Théâtre National de Chaillot dirigé par Jérôme Savary, il se spécialise dans les cultures noires, se lance dans un travail sur ses racines et se passionne pour les droits de l’homme et des minorités. Il trouve dans la culture africaine-américaine un écho à ses propres idées et préoccupations.
Il milite depuis plusieurs années pour la création d’un espace parisien dédié aux cultures d’ascendance africaine.

« James Baldwin est celui qui vous invite à la complexité humaine, à ne pas se réfugier dans la simplicité » dit Samuel Légitimus. « Ses livres apportent vraiment matière à réflexion et appellent à l’action. Baldwin est celui qui dit que la vie est ambigüe, complexe, et qu’il n’y a pas de réponse simple, qu’il faut comprendre qu’il ne faut pas se réfugier dans un manichéisme noir ou blanc, bon ou mauvais. Dans ses romans ses personnages illustrent cette complexité. Baldwin a cette capacité rare à entrer dans la peau de l’autre. Il nous fait nous déplacer dans plusieurs identités à la fois. Il nous grandit, il nous élargit... Il faut lire et relire James Baldwin ». On a l’impression que tous les livres qu’il a écrits ne parlent pas d’hier mais d’aujourd’hui. "Le passé c’est le présent" disait-il. Si on ne règle pas les problèmes du passé ils se reportent dans le présent et on devient prisonnier de l’histoire. Les livres de Baldwin ont cette force qu’ils prévoient tout ce qui allait nous arriver et, trente ans après sa disparition, Baldwin demeure LE grand écrivain de la question raciale et identitaire, indépassable et indispensable. »