France 1982 1h40
Avec Florence Delay, Arielle Dombasle…
CHRIS MARKER, UN CINÉASTE À L’ŒUVRE (1921/2012) par Federico Rossin, critique et historien du cinéma :
Chris Marker a été l’un des plus grands expérimentateurs du cinéma, qui a su interpréter de manière toujours novatrice les questions politiques et esthétiques majeures de la deuxième moitié du 20ème siècle et du début du 21ème. André Bazin, après avoir vu l’un de ses premiers ciné-voyages, "Lettre de Sibérie" (1958), écrira que pour Marker "la matière première c’est l’intelligence, son expression immédiate la parole" : une définition qui pourrait valoir pour l’ensemble de son œuvre extrêmement variée, à commencer par ses films-essais sur ses voyages autour du monde (1952-1966), en poursuivant avec sa période plus militante et ses films collectifs (les groupes Medvedkine, 1967-1978), pour entamer ensuite une série de réflexions sur l’avenir de l’image contemporaine et sur la fin des idéologies (1979-2011). Un style kaléidoscopique va de pair chez lui avec la rigoureuse finesse de l’analyse. La sensibilité du regard sur les autres et sur le monde va ensemble avec une approche intime mais jamais narcissique, propre justement de l’essayisme. Héritier des avant-gardes, surtout de celle soviétique, Marker en a poursuivi les recherches sur le montage - entre le texte et l’image, entre le son et l’image, entre l’enregistrement de l’instant présent et les images d’archives - tout en les conjuguant avec une sensibilité littéraire toute française qui va de Montaigne à Giraudoux.
graffiti Gare d’Austerlitz 2012
DES POINTS DE VUE SUR « SANS SOLEIL »
– De Michel Boujut (1982)
Trente ans que Marker nous envoie des lettres de partout, des lettres ouvertes du Marker-land, pays réel et pays intérieur.
Ce drôle de paroissien du monde est un voyageur et un éveilleur. II ne voyage pas pour se fuir lui-même comme les mauvais routards, mais au contraire, pour se mieux connaitre en se frottant à autrui. Il ne se transporte pas d’un point à un autre pour honorer des commandes ou pour faire moisson d’exotisme (comme Reichenbach). C’est lui qui est transporté par ce qu’il voit, par ce qu’il entend, par ce qu’il sent. Il est comme un chat qui lape goulûment le lait du réel, avant de nous le faire partager - par ses images, par ses textes et par la collision des deux. Ce qu’il a toujours pratiqué, c’est une sorte d’ethnographie toute personnelle, rêveuse, fraternelle, qui décrasse le regard et débouche les oreilles des contemporains anesthésiés que nous sommes. Il voit plus loin que le bout de sa caméra, le père Marker, et ne se cache pas derrière elle. Il regarde les hommes et les signes. Il mesure le décalage entre le rêve et le réel de toute société. I1 sait reconnaitre partout le dur désir de durer et de se libérer, restant à hauteur d’homme…
« Sans soleil » est tout à la fois un journal de bord, un collage, un essai à plusieurs voix, une composition musicale, un va-et-vient d’images et de textes entre le Japon et l’Afrique, la tradition ancestrale et la technologie de pointe, le travail et le ludique. Marker est passé maître dans cet art de rapprocher les contraires, de mettre ensemble ce qu’on sépare habituellement. De brasser d’un même geste ce qui ne communique que rarement. Plus que jamais, il fait chanter la dialectique ! Ici, s’entremêlent, s’enchevêtrent commentaires et réflexions d’une poignée de créateurs qui sont tous des doubles de l’auteur : un caméraman qui parcourt le monde en s’interrogeant sur le sens de la représentation du monde dont il est l’instrument. Un vidéo-artiste japonais qui joue avec les images et les manipule au synthétiseur. Un cinéaste (Marker lui-même), défricheur-déchiffreur, qui fait se juxtaposer la mémoire et les expériences des deux précédents - pour les déverser en un film imaginaire (celui que nous voyons). « Bien sûr, je ne le ferai jamais, ce film, dit le commentaire. Pourtant, j’en collectionne les décors, j’en invente les détours. J’y dispose mes créatures favorites, et même je lui donne un titre, celui des mélodies de Moussorgski : Sans soleil »
Cela peut sembler un peu abstrait et abscons sur le papier ? Il n’en est rien, même si par moments, le commentaire frise le sentencieux et agace les dents. Le temps de l’éprouver, et, hop, ça redémarre dans un grand envol lyrique. Ces tours détours constituent bien l’approche la plus subjective (donc la plus respectueuse) de notre monde, des images de notre monde, de la mémoire des images. Si le cinéma d’aujourd’hui crée sa propre spiritualité, c’est bien du côté de ce film qu’elle se trouve. Plus que dans n’importe quelle science-fiction de pacotille.
Homme d’images et homme de mots. Chris Marker est un des grands poètes du XXe siècle.
– De Benjamin Génissel Le blog documentaire 15/10/12
"Chris Marker parle de tout, et ne choisit pas, ne hiérarchise pas, ne méprise rien. Il évoque la politique, il montre des pratiques culturelles, il réfléchit sur l’Histoire, il s’amuse de détails drôles et étonnants, il analyse des données sociologiques, il fait référence au sport, il n’élude pas la façon dont on ritualise la Mort, il fait œuvre de plasticien, il s’amuse d’anecdotes, il s’attache à mettre en parallèle des réalités ethnographiques, il cite des faits divers, il se place dans les nobles sphères de la philosophie avant de se rabaisser (selon les codes de la distinction traditionnelle) à fréquenter les mauvais genres que sont la science-fiction ou le fantastique.
Parce que tout est intéressant pour lui, et tout peut être contenu dans une seule œuvre : le beau et le laid, la modernité et l’historique, le vulgaire et la poétique, les temps anciens et les mondes de demain. Et il a tellement raison que c’est un plaisir stimulant et rafraîchissant de le voir, de l’absorber, de l’emmagasiner devant l’écran qui la diffuse.
Parce que, oui, il parle à tout notre être, nous, spectateurs : à notre raison, à nos instincts, à notre sens de l’humour, à notre rationalité, à notre goût pour la beauté et à notre curiosité pour l’ailleurs et l’Autre. Parce que devant une œuvre aussi complète et aussi puissante, c’est toutes les dimensions de nous-mêmes qui sont appelés à se mettre en marche, à s’activer- et à s’éveiller."
– D’ Ignacio Ramonet Le Monde diplomatique avril 83
"Que sont les lieux de luttes devenus ? Et les lutteurs ? Une caméra, témoin de certains combats (exemplaires ?) des années 60, revient à présent tourner dans ces aires de crise, situées aux deux pôles extrêmes du pendule Nord-Sud, Japon-Guinée-Bissau (et archipel du Cap-Vert), là où l’abondance et la pénurie, respectivement, se fracturent de leur propre excès.
Jadis, le ton était à l’héroïsme : maquisards guinéens et zengakuren de Tokyo, idéalisés par les images militantes, incarnaient de preux justiciers affrontant, en inégal combat, les dragons du colonialisme et du capitalisme. Mais, l’adhésion exaltée nuit sans doute à l’analyse et fait obstacle à un jugement politique serein. Car, dix ans après, les héros ne sont plus ce qu’ils étaient, et certains cinéastes s’en désolent. Et renient à présent ces « faux héros » et leur cause, sans remettre en question leur propre ingénuité.
Chris Marker n’est point de ceux-là. Trop politique et trop poète pour être jamais tombé dans le piège conjugué de l’adhésion aveugle et du discours militant. Trop politique et trop poète pour s’abandonner désormais à la nostalgie de la déception et à la rhétorique du reniement. "Sans soleil", donc, nous dit simplement, suavement, que les luttes continuent, l’héroïsme en moins et que l’exaltation gauchiste d’hier mène à de paradoxales attitudes présentement ; les zengakuren, par exemple, « avaient si bien étudié le capitalisme pour le combattre qu’ils lui fournissent aujourd’hui ses meilleurs cadres »…
"Sans soleil" n’est point, malgré son titre, une œuvre nocturne. Avec une grâce bien rare, une aérienne émotion (le texte d’accompagnement, dit mélancoliquement - en voix hors champ - par Florence Delay - est d’un bonheur littéraire constant), Chris Marker a filmé ces ténèbres de la raison qui conduisent un monde à imploser de ses outrances, et un autre à exploser de ses privations."